Julien BODARGI,
Cathy CHATEL,
François MORICONI-EBRARD
Actes de la conférence « Aux frontières de l’urbain. Petites villes du monde : émergence, croissance, rôle économique et social, intégration territoriale, gouvernance ». Coll. Actes Avignon. Ed. UMR ESPACE-Avignon. Mars 2014.
Les villes petites et moyennes suscitent à nouveau un regain d’intérêt. Au moment où Territoire en Mouvement achevait de réunir les contributions présentées dans ce numéro, se tenait la conférence des Nations Unies Habitat III de Quito où les ateliers consacrés aux « villes moyennes », aux « petites villes », aux « réseaux de villes », convoquant acteurs institutionnels aussi bien que chercheurs, ont fait massivement irruption. Habitat III contraste ainsi avec les conférences précédentes, Habitat I (Vancouver, 1976) et Habitat II (Istanbul, 1996), dont les préoccupations majeures se focalisaient quasi exclusivement sur les méga-cités, tout en les diabolisant. Certes, du côté de la recherche en géographie, notamment française, la longue liste des références bibliographiques des articles réunis dans ce numéro témoigne du fait que le fil de la recherche sur les villes moyennes et petites ne s’est jamais rompu. Mais, dans un monde globalisé, à quoi ce regain d’intérêt géopolitique et médiatique correspond-il ? Pour comprendre ce changement, revenons quelques années en arrière, en pleine Guerre Froide…
La période 1950-1970 avait marqué un pic historique dans l’accroissement de la population urbaine de la Planète. L’extrême concentration de populations pauvres dans des agglomérations de plus en plus denses et tentaculaires en représentait son aspect le plus spectaculaire. Pour le monde capitaliste, ces villes représentaient l’archétype du terreau où prospèrent les révoltes sociales et se fomentent les idées politiques révolutionnaires. Particulièrement dans les pays du Tiers-Monde, et tout particulièrement du continent américain, plus proche des États-Unis… De plus, la plupart d’entre elles étaient des capitales politiques, et formaient des poches de contestation physiquement proches des lieux de pouvoirs. En 1968, des révoltes eurent lieu dans toute l’Europe ainsi que dans les quartiers noirs et pauvres des grandes villes des États-Unis. Se profilait également un autre risque : celui de l’immigration massive des pays du Tiers Monde vers les riches villes alors industrialisées du Nord. La ville dense existant depuis des millénaires, ce qui était nouveau, c’était la taille des villes.
Aux États-Unis, qui dominaient alors sans partage le monde capitaliste, cette crainte aboutit à la commande d’un document majeur : le National Security Study Memorandum 200 (dit « NSSM200 » ou encore « Résolution Kissinger ») . Tandis que les plus grands spécialistes de l’époque se penchent sur les questions démographiques, économiques, sociologiques et politiques de la croissance urbaine, l’opinion publique et les Politiques furent préparés aux dangers de la concentration urbaine par une série de productions littéraires et culturelles.
Des fictions hollywoodiennes dépeignent une humanité vivant dans des métropoles sur-densifiées. L’un des plus représentatifs est le fameux thriller d’anticipation Soleil Vert de Richard Fleischer, qui reçut en France le Grand Prix du Festival d’Avoriaz en 1974. Le film transpose directement dans la ville une série d’expériences menées à l’époque sur les rats, et qui étaient très commentées dans les médias : on augmente peu à peu le nombre de rats dans un espace déterminé, jusqu’à ce que la densité soit telle qu’ils se dévorent entre eux.
Sur le plan plus académique, un recueil d’essai de l’économiste britannique E.F. Schumacher connaît un impact considérable : Small Is Beautiful : A Study Of Economics As If People Mattered, parait en 1973. Il est traduit presque immédiatement dans plus de 100 langues et est classé parmi les « 100 œuvres les plus importantes publiées depuis la Seconde Guerre Mondiale » par The Times Literary Supplement. Comme son titre l’indique, il prône un espace de vie à échelle humaine, la décentralisation et l’autosuffisance communautaire.
Le NSSM 200, pour sa part, est achevée le 10 décembre 1974. Approuvé dès janvier 1975, il va servir de guide non seulement aux grandes orientations de la politique extérieure des Etats-Unis, mais aux institutions financières internationales semi-privées telles que le FMI, la Banque Mondiale et les banques régionales de développement, sans parler du soutien des grandes entreprises et de l’appui de la production cinématographique et de l’influence des médias. C’est dans ce contexte qu’est préparée la conférence internationale de l’ONU Habitat I (1976), la première de l’Histoire consacrée aux villes.
L’influence du NSSM200 se traduit par les pressions diverses et variées qui s’appliquèrent aux politiques publiques de développement, le mot d’ordre devenant : « décentraliser ». Au niveau international, prêts, rééchelonnement de la dette publique et transferts sans contrepartie (les « aides ») accordés aux pays pauvres, sont soumis impérativement à des plans nationaux de développement visant à lutter contre la concentration urbaine. Mais que signifie « décentraliser » du point de vue spatial en géographie ? Plusieurs solutions se dessinent, en particulier : dédensifier les villes existantes, déconcentrer, s’appuyer sur des villes plus petites ?
La réponse des différents États n’est pas univoque. En 1976, les prévisions démographiques de l’ONU prévoyaient que Mexico deviendrait la plus grande ville du Monde en 2000. Emblématique de cet impératif de décentralisation, le cas du Mexique, analysé par A. Michel et A. Ribarbière montre à la fois l’ampleur et les limites du processus dans la région de l’isthme de Tehuantepec. L’article montre bien la vigueur de la croissance des petites villes. Il pointe également une étroite corrélation entre cette croissance et le statut de chef-lieu de « municipio ». Les fameux « administrative centres » de la littérature anglo-saxonne servent de points d’appui spatiaux malgré un niveau étique d’équipements et de ressources, décrivant ainsi les limites d’une décentralisation lancée sans transferts de moyens suffisants au niveau municipal, et qui aboutit paradoxalement mais logiquement à une perte de la maîtrise foncière par les pouvoirs publics locaux.
En France, l’État entend en finir avec les grands ensembles et les villes nouvelles construites trop près des métropoles en imposant la loi du 31 décembre 1975 portant réforme de la politique foncière. Ce changement de cap en faveur de la dédensification, signe un retournement spectaculaire de dynamiques des villes, comme le montre les résultats de l’étude de V. Jousseaume et M. Talandier (figures 1 et 2). Les auteures notent « une inversion des dynamiques » historiques de la croissance des agglomérations françaises à partir de 1975. Elle se traduit par un « ralentissement de la croissance très brutal dans les villes grandes et moyennes » et une attractivité des villes quasi inverse à leur position hiérarchique. Comme dans le cas du Mexique, on note le rôle des mailles territoriales pré-existantes, mais dans un espace où « le contexte macro-économique agraire pré-industriel a fait émerger une organisation de l’espace de type christallerien ».
Cette politique, qui favorise de facto l’étalement urbain, est remise en question par la loi 2000-1208 du 13 décembre 2000, relative à la solidarité et aux renouvellements urbains (loi dite « SRU »), conforme à l’initiative URBAN 2000-2006 de la Commission de Bruxelles en vue de promouvoir un développement urbain durable. Mais dans une Europe ou prévalait les petites villes très proches les unes des autres, le mouvement a été lancé : l’étalement urbain a eu pour effet de fabriquer de nouveaux espaces, appelés périurbains en France. Città diffusa en Italie, dispersión urbana en Espagne, dispersão urbana au Portugal, urban sprawl en anglais, exurbanisation dans les pays slaves… peut-on toutefois encore parler de « petites villes » lorsque ces dernières sont noyées dans de vastes régions extensives où se mélange habitat ancien et moderne, terres agricoles et emplois industriels et tertiaires ?
Deux recherches interrogent cette nouvelle place des petites villes dans la périurbanisation en France à partir de deux cas fort différents : celui de Dunkerque, ville déjà polycentrique, par Agathe Delebarre et Thomas Pfirsch, et celui de Toulouse par Séverine Bonnin-Oliveira, dominant sans partage sa vaste aire métropolitaine. Les deux articles posent la question de la « maturité des espaces périurbains » et d’« un compromis d’urbanité, un autre rapport à l’urbain [qui] réinvente sa place dans une hiérarchie remodelée ».
Marie-Ève Férérol, pour sa part soutient la thèse de la durabilité des villes petites et moyennes. Des villes relativement autonomes certes fragiles mais où emploi industriel et croissance démographique, bon an mal an, se maintiennent. Une place qui n’est donc pas simplement située dans l’ombre des zones péri-urbaines d’une métropole. Des villes qui n’existent pas uniquement parce qu’elles forment d’un « réseau de villes » non hiérarchisé, mais dont le poids combiné est de taille « métropolitaine ». Des villes, donc, qui existeraient par elles-mêmes, dont les populations seraient porteuses d’une identité spécifique, d’un savoir-faire original, d’un cadre de vie singulier propre à enrichir la diversité d’un monde globalisé.
Il faut pour cela « continuer à faire de la pédagogie » auprès de nos Politique, nous dit encore l’auteure. Et faire de la pédagogie c’est continuer à encourager à poursuivre les recherches sur cette catégorie d’espaces.
Au-delà des aléas de la géopolitique mondiale, les villes petites et moyennes contribueront-t-elles à réconcilier l’Humanité avec le futur, de facto nécessairement urbain, de la Planète ? Sans tomber, ni dans les excès de Small Is Beautifull, ni dans ceux de la littérature nostalgique de l‘Entre deux-Guerres, on peut le penser à la lecture des nouvelles réflexions proposées dans ce numéro thématique.