Presse | «En Afrique, l’étalement des villes phagocyte la structure rurale»

2018-11-27T17:54:57+01:0005/09/2018|Tags: , |

Le géographe François Moriconi-Ebrard revient sur les défis du continent face à la rapidité de l’urbanisation, qui modifie en profondeur le modèle de peuplement.

Interview paru sur le site de Libération le 5 septembre 2018

 

En vingt ans, la population des cités africaines a doublé. Et dans vingt ans, elle devrait doubler encore. En 2020, 728 millions d’habitants vivront dans des villes, selon un rapport de l’OCDE intitulé «Africapolis 2018», soit un taux d’urbanisation de 56,2 %. L’Afrique est déjà devenue un continent majoritairement citadin. François Moriconi-Ebrard, géographe et chercheur au CNRS, décrit la forme et les défis (économie, infrastructures, transport, énergie…) de cette urbanisation au rythme effréné.

 

La croissance urbaine en Afrique est-elle similaire à celle des autres continents ?

Non. En Afrique, le peuplement est très ancien et très rural. Or on assiste à un débordement, un étalement des villes qui phagocyte cette structure rurale. En Amérique du Sud, Rio de Janeiro, São Paulo ou Caracas, par exemple, se sont étendus dans des périphéries qui étaient largement inhabitées. En Afrique, le modèle dominant, ce sont des villages éloignés de dizaines de kilomètres qui sont rattrapés par l’agglomération, ou qui grossissent eux-mêmes jusqu’à former une vaste continuité urbaine. Dans ces conditions, on ne peut pas faire de l’aménagement urbain au sens d’une création à partir de rien. Ou alors il faudrait tout raser, comme le font les Chinois. Mais cela coûte cher et cela reste un acte brutal. Dans le cas de l’Afrique, on est davantage dans la transformation, le ravaudage urbain, qui est beaucoup plus complexe.

L’autre particularité du continent, c’est un accroissement démographique continu de plus de 3 % par an. La transition démographique n’avance pas, contrairement à ce que les institutions internationales espéraient. La combinaison de ces deux facteurs est explosive.

 

Cette urbanisation n’est pas homogène. Quelles régions sont les plus concernées ?

En Afrique forestière, on a déjà de très grandes agglomérations, très denses, comme Kinshasa en république démocratique du Congo ou Luanda en Angola, qui s’étalent sur des surfaces peu habitées. Ce sont des régions où les taux d’urbanisation sont déjà supérieurs à 50 %. Au Gabon, un pays presque vide, il est de 86 %, un taux supérieur à celui de la France ! Dans la zone sahélienne, le rythme d’urbanisation est également rapide, porté par l’accroissement démographique. Mais là encore, dans des milieux peu densément peuplés.

En réalité, les quatre gros foyers de peuplement de l’Afrique, avec de très fortes densités de population, sont l’Egypte, le plateau éthiopien, l’Afrique des Grands Lacs et le delta du Nigeria. Les métropoles n’y sont pas forcément énormes, mais il y a une densité rurale spectaculaire. Des dizaines de villages très peuplés finissent par former une continuité urbaine, même si elle reste invisible administrativement parlant. Pourtant, elle a déjà perdu les caractéristiques de la ruralité, elle est de moins en moins agricole car il n’y a plus de place pour les cultures. L’Inde connaît un phénomène similaire dans un Etat comme le Kerala ou dans le delta du Bengale. Mais ces régions ont des taux de croissance démographique beaucoup plus faibles qu’en Afrique.

 

Les villes ont-elles assez d’emplois à offrir ?

Non car la caractéristique de l’Afrique, c’est une croissance sans industrialisation. Ce décalage est source d’inquiétude depuis longtemps. En 1974, un document américain secret, la fameuse «NSSM 200» ou «résolution Kissinger», déclassifiée en 1991, présentait l’exode rural comme une menace pour la stabilité mondiale car synonyme de déstabilisation des villes, de tensions sociales, de révoltes, voire de révolutions. En pleine guerre froide, avec des Etats-Unis obnubilés par le péril communiste, cela faisait très peur. L’une des conclusions du document était la nécessité de maintenir, en employant d’énormes moyens, les populations dans les zones rurales. Aujourd’hui, on voit en partie le résultat de cette politique : un phénomène d’urbanisation in situ, sans nécessairement de déplacement vers les métropoles.

 

Quelle est la priorité pour les villes, souvent pauvres, qui doivent absorber des centaines de milliers de nouveaux habitants ?

Tout est urgent. Les municipalités doivent avancer sur tous les fronts en même temps. Un seul point s’est amélioré dans les villes ces dernières années : la santé. Notamment la baisse de la mortalité infantile. Mais la conséquence, en termes démographiques, c’est la densification urbaine. Or c’est le premier problème des villes africaines. Dans les grands centres, l’émergence des classes moyennes a commencé à bouleverser le modèle familial : la norme est désormais d’avoir deux ou trois enfants, une télé, une voiture, etc. A Abidjan, en Côte-d’Ivoire ou à Accra, au Ghana, on retrouve beaucoup de publicités pour des appartements de type HLM à destination des petites familles, perçus comme un moyen d’élévation sociale.

L’Afrique dispose-t-elle d’atouts spécifiques pour répondre à ce défi d’urbanisation ?

Les Africains eux-mêmes ! Au niveau local, la réactivité par rapport à la résolution des problèmes est extraordinaire. Deux modèles de développement se posent. Va-t-on construire des autoroutes, des boulevards périphériques, des cités dortoirs, alors qu’on est en train de détruire ce modèle-là chez nous ? Ou bien l’Afrique va-t-elle directement passer d’une société archaïque à un modèle postmoderne respectueux de l’environnement, avec une mobilité durable ? Est-on obligé de suivre les mêmes stades, de faire les mêmes erreurs ? Je pense que non. D’une certaine façon, l’Afrique a parfois une longueur d’avance. Sur les transports urbains, en dépit des routes défoncées et des conditions épouvantables, le réseau de minibus individuels est souvent plus performant et réactif que n’importe quel algorithme élaboré par des ingénieurs en laboratoire ! Dans certains pays, comme au Ghana, des «écoquartiers» entiers se construisent sans aucune intervention de la puissance publique. Tout simplement car en Occident, c’est de l’ordre du luxe, de l’expérimentation, alors qu’en Afrique, particulièrement avec le changement climatique, cette approche est vitale.

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